
* Forum Franquin : La bande dessinée, tu y es tombé comment ?
Bertrand Pissavy-Yvernault : Il y a toujours eu des bandes dessinées à la maison, mon père lisait Astérix dès 1961 et nous étions abonnés à Mickey. Dans les années 70, j'ai découvert Spirou puis Tintin...
* Quelles sont tes références en matière de BD ?
Toute l'école de Marcinelle, évidemment, ainsi que le Pilote des années 60. Ensuite, bien sûr, toute la nouvelle vague des années 80 : Loisel, Juillard...
* Pour toi, que représentent des gens comme Delporte et Franquin ?
Je les ai découverts via Le Trombone illustré dont j'étais un lecteur assidu. J'ai l'impression qu'ils m'ont fait mon éducation en bande dessinée. Je lisais alors toutes les sages séries publiées dans Spirou (Marc Lebut, Les Tuniques bleues, Yoko Tsuno...) et ils m'ont fait découvrir une manière plus adulte d'appréhender la BD.
* Comment devient-on un écrivain dans le milieu de la BD, qui plus est un spécialiste de Loisel ?
Je ne me considère pas comme écrivain... J'ai la chance de pouvoir écrire les livres que je voudrais lire. Pour ce qui est du « début », cela s'est fait par la petite porte, en réalisant des entretiens pour La Lettre de Dargaud, puis Vécu, DBD, Hop...
Et, à force de rencontrer les uns les autres, des liens se nouent parfois avec certains auteurs. C'est ainsi qu'un beau jour, Loisel nous a demandé si nous accepterions d'écrire la monographie de La Quête que Dargaud voulait réaliser. Évidemment, ça ne se refuse pas. La machine était lancée...



* Pourquoi un livre sur Yvan Delporte ?
C'est un nom que j'avais remarqué sur quantité d'albums que j'avais adoré enfant. Le Trombone illustré a fini de me convaincre que ce type était décidément hors norme. Un jour, dans une conversation, Loisel nous a tout simplement suggéré que le temps passait et que c'était maintenant qu'il fallait faire un livre sur lui. De son côté, Loisel avait très envie de savoir s'il était vrai qu'Yvan avait eu un lion chez lui. Forcément, il nous a convaincu.

* Peux-tu nous dire deux mots sur la genèse du projet ?
Au départ, ce devait être un ouvrage d'une soixantaine de pages sur Le Trombone. Mais après avoir rencontré Yvan, on s'est dit qu'il serait dommage d'en rester là. Frédéric Jannin a fini de nous décider à sauter le pas et à raconter la vie entière de Delporte. Le plus dur a été d'obtenir l'accord de l'intéressé qui était très nettement réticent. Heureusement, Frédéric Jannin nous a beaucoup soutenu.
* Quelle fut la répartition des tâches entre Christelle et toi ?
C'est un travail où tout est intimement lié et les tâches ne sont pas préalablement définies. Schématiquement, on peut dire que nous avons réalisé les entretiens avec Yvan à deux, sauf deux ou trois où Christelle était seule avec lui lorsque le sujet était plus intime. Puis, pour ce qui est des témoins, nous nous les répartissions en fonction des affinités. On a remarqué cependant que si moi j'étais plus à l'aise pour traiter des questions d'Histoire, Christelle, elle, préférait nettement se pencher sur la dimension psychologique. La vie est bien faite ! A moi la bibliographie de fou et à Christelle le portrait en pied !
* Quelles personnes vous ont aidés sur ce travail ?
Dans l'ordre d'apparition : Loisel pour l'idée, Tibet pour le numéro de téléphone de Delporte, Follet pour la première visite chez Delporte, Jannin pour le soutien auprès de Delporte et tous les scans des documents récupérés chez Delporte après son décès (un boulot de dingue !), Alain Maury pour la bibliographie et la Trombine illustrée, des scans de documents, son carnet d'adresses (!) et la clé de sa maison, Jean-Michel Flutet du site Toutspirou.fr pour tous les documents qu'il a scannés rien que pour nous, Christiane Loeman, la compagne de Delporte qui nous a donné beaucoup de documents, a toujours été disponible pour compléter des informations et nous encourager sans cesse (ça compte !), Yaël, la fille d'Yvan à qui nous devons toutes les merveilleuses photos inédites retrouvées dans les archives familiales, Serge Honorez qui a accepté d'éditer ce livre en nous laissant libre de le faire tel que nous le rêvions, c'est-à-dire à la mesure du sujet, ou plutôt à sa démesure. Et puis Yvan, bien entendu, qui, même s'il n'était pas très encourageant, nous a démontré par son parcours qu'il ne fallait jamais renoncer à une idée.
Ça fait beaucoup de monde, hein ?! Et encore, on ne cite pas les 80 témoins à qui nous devons un dessin, une photo, une anecdote. J'avoue que nous avons rencontré une formidable chaîne de solidarité, chacun ayant à cour de nous aider à rendre à Delporte le plus bel hommage.

* Pourquoi ce choix de se faire succéder les témoignages ?
Juste parce que les livres universitaires, ça nous ennuie profondément, même si le contenu est intéressant. En général, on lit les vingt premières pages puis on ne fait plus que regarder les images. Nous voulions un livre vivant, plein d'anecdotes, léger, marrant ; que le lecteur aurait plaisir à lire tout en y découvrant mille choses. D'ailleurs, cette formule des entretiens mêlés est un peu notre marque de fabrique. Nous l'avions déjà expérimentée dans le livre sur La Quête de l'oiseau du temps et depuis, dans le livre sur Lanfeust qui doit sortir pour noël.
Ce principe nous vient du magnifique livre Anthology, les Beatles par les Beatles. En fait, très souvent on remarque que les documentaires filmés sont exactement réalisés sur ce principe de témoins qui se succèdent. Cela rythme les propos et confère une certaine intimité entre les lecteurs et les intervenants. C'est convivial et on aime ça ! Sauf que pour Yvan, nous avons poussé le système encore plus loin en supprimant toutes les questions et en laissant la conversation évoluer d'elle-même. C'est un travail de dingue, mais cette formule nous semblait vraiment coller à la perfection au sujet puisqu'Yvan a toujours donné le meilleur de lui-même en travaillant au milieu de ses amis.
* L'ouvrage est très richement illustré de dessins, de photographies. Comment avez vous réussi à réunir autant de documents, pour certains inédits ?
Il faut savoir qu'il n'y a quasiment aucune archive photographique chez Dupuis (comme souvent chez les éditeurs d'ailleurs !). Tout a été dispersé au fil du temps et des déménagements. Par chance, les albums de famille regorgent de trésors et comment aurait-on pu ne pas les utiliser ? C'est d'ailleurs pour cette raison que finalement, nous avons proposé à Dupuis d'éditer le livre, les éditions Granit n'ayant pas suffisamment les reins solides pour publier un ouvrage aussi richement illustré. J'avoue que nous étions émerveillés à chaque découverte de document.
* Qu'est-ce qui t'as le plus surpris dans la vie de Delporte ?
Ce qui m'a le plus surpris, c'est cette image d'Épinal qui consistait à dire qu'Yvan jouait son propre personnage en permanence et qu'il devait y avoir derrière sa barbe un vrai Delporte. Seulement, ça n'est pas si simple. A l'arrivée, je suis convaincu qu'il était lui-même, c'est-à-dire juste un drôle de bonhomme, diaboliquement intelligent avec une créativité hors du commun. Dés sa plus tendre enfance, Yvan Delporte était déjà ce personnage incroyable. Pour preuve les témoignages que nous avons eus et ce fabuleux courrier à Hergé écrit quand il avait quinze ans.
* Comment définirais-tu la relation entre Delporte et Franquin ?
Le témoignage d'Isabelle Franquin résume bien leur complicité : lorsque Franquin arrivait dans le bureau de Delporte pour lui proposer une idée, Yvan ne faisait que hocher la tête mais sa façon de le faire ne ressemblait à aucune autre et était terriblement stimulante. Franquin disait que Delporte était le sparring-partner idéal.

* Et comment fonctionnait l'équipe Delporte-Rosy ?
C'est d'abord une amitié qui date de leur adolescence suivie d'un grand respect mutuel. Ensuite, professionnellement, les tâches étaient réparties : Rosy s'occupait de la partie graphique et Delporte des rédactionnels de Spirou et des scénarios. Il faut ajouter à ce duo Charles Dupuis qui, ne l'oublions pas, était le vrai rédacteur en chef du journal. Leurs antagonismes et leur complémentarité ont créé ni plus ni moins que cet âge d'or.
* Justement, Yvan Delporte a-t-il été le véritable rédacteur en chef de Spirou pendant cette période, ou bien ce rôle a-t-il été tenu par Charles Dupuis ?
Yvan n'a jamais eu véritablement ce titre, par contre Charles Dupuis, oui. En pratique, Yvan avait un énorme pouvoir sur Spirou, ayant une formidable légitimité auprès de l'équipe de dessinateurs. Et Charles Dupuis a eu l'intelligence de lui laisser carte blanche et de ne pas le brider, dans la mesure où « cela ne coûtait pas très cher » !
* Yvan Delporte a-t-il été lâché par ses amis lors de son renvoi de Spirou ?
Yvan n'était pas homme à se faire plaindre ou à demander de l'aide. Il est vrai qu'il y a eu un certain malaise chez Spirou lors de son éviction mais si ses amis l'avaient lâché, il n'aurait plus travaillé ensuite avec eux. Ce qui n'a pas été le cas.
* Et au moment de la fin du Trombone ?
Le Trombone, c'est, je pense, la réaction de son ancienne équipe qui lui montrait une grande fidélité. Par là même, ils l'ont remis en selle chez Dupuis et soutenu dans sa petite entreprise par la confiance aveugle qu'ils lui ont accordé. A la fin du Trombone, on ne peut pas dire véritablement qu'il y a eu de trahison puisque c'est Franquin et Yvan qui ont décidé d'arrêter et l'aventure s'est poursuivie chez (A Suivre) avec Pendant ce temps à Landerneau.
* Quel fut le l'importance de Delporte dans ce qu'on appelle « l'Age d'or » de la BD belge ?
Disons que sans Yvan, tous ces fabuleux auteurs n'auraient pas donné le meilleur d'eux-mêmes, simultanément. Pour preuve s'il en faut, cette formule de Franquin tirée du titre du Trombone offert pour les 50 ans d'Yvan : « A Yvan, sans qui certains dessinateurs ne seraient que ce qu'ils sont. » Tout est dit, non ?
* Dans l'épilogue de l'ouvrage, Delporte désapprouve l'intérêt d'une étude de la BD. Ultime pied de nez ?
Non, ce n'était pas fait pour cela. C'était juste pour lui laisser la parole à propos de ce qu'est devenu le petit monde de la bande dessinée.

* Les premiers retours sur le livre sont-ils positifs ?
Nous avons surtout eu des retours des professionnels et autres personnes qui ont participé à l'ouvrage. Je crois qu'aucun ne s'attendait à un livre de cette ampleur. L'émotion est de rigueur pour ceux qui l'ont connu. L'un des plus beaux compliments nous vient de Maurice Rosy himself : « Merci de nous avoir rendu un Yvan plus vrai que nature. » On se sent pousser des ailes quand on lit cela.
* Quels sont tes projets à venir sur la BD ? Une envie de travailler sur l'oeuvre de Franquin un jour ?
Après ce livre évidement passionnant mais qui n'en finissait pas de ne pas finir, nous avons eu envie d'une récréation. On a donc fait un ouvrage sur Lanfeust de Troy, largement plus léger dans le ton et moins chronophage. Actuellement, on travaille sur les intégrales de Buddy Longway à paraître l'année prochaine. Ces escapades nous sont nécessaires avant de nous lancer dans une nouvelle incroyable aventure qui nos mènera on ne sait où. Franquin ? On adorerait, évidemment.
Merci à Bertrand d'avoir répondu à ses questions et surtout d'avoir réalisé un tel ouvrage.