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J'attends quelqu'un
Depuis longtemps. Il est venu souvent, il reviendra, ce n’est pas son genre de manquer le rendez-vous. Ce n’est pas encore le jour, mon impatience prend de l’avance, c’est pas sa faute, c’est la vie, comme on dit quand on ne sait pas comment en débrouiller les nœuds et plutôt que de se mettre en rage pour rien. C’est la vie. Haut les cœurs et les chœurs !
J’attends du présent et du passé à la fois. En l’occurrence, ça se mélange.
Ca remonte à loin, déjà. Loin dans le temps, certes, et, du coup, avec le temps, presque dans l’espace.
(...)
Et tout ce qu’on sait de demain, c’est que ce sera les vacances. Tout ce qu’on sait de l’avenir, c’est que ce sera l’été. J’avais une grand-mère aussi. Un cousin, des copains. Le cousin très officiellement en vacances à la maison, alors que les copains ne faisaient que passer : il arrivait le matin, portant sa boîte de soldats en plastique dans un filet à commissions, repartait le soir.
On avait une cabane sur le bord de la rivière, avec une cheminée, on y cuisait à l’âtre des pommes de terre déterrées à peine mûres, dans un couvercle de boîte de fer avec des œufs, les meilleures frites du monde. On allait à la pêche à la main. On fabriquait des arcs, et des flèches polynésiennes qu’on lançait avec une ficelle jusqu’au ciel, au cœur du soleil. (...)
Et la grand-mère, sur les coups des quatre heures, criait mon nom et nous attendait sur le pas de la porte de chez nous, la moitié d’une tranche de miche tartinée de confiture dans chaque main, une pour le cousin officiellement résident et donc inscrit au goûter, une pour moi.
Mais surtout…
Mais surtout les jours de solitude, sans cousin ni copains aviateurs ou indiens, les jours les moins solitaires, pourtant…
Couché dans l’herbe du talus sur une couverture que traversaient les picots des brindilles.
C’est là que nous nous sommes rencontrés, vous ne le savez pas Monsieur. La première fois je ne vous attendais pas, forcément. Vous êtes arrivé en visite, à l’improviste. A la surprise.
C’était moi l’invité.
Dans les senteurs de rivière chaude et de foins et des buissons de la berge craquant de soleil. Avec une mouche, une guêpe par-ci par-là qui venait faire un tour dans les cases colorées de l’album. Avec l’odeur du papier et de l’encre de l’album.
Vous êtes venu chez nous, des mais plein les poches. Spirou et Fantasio, le comte de Champignac-en-Cambrousse (Pacôme, Hégésippe, Adélard, Ladislas). Le marsupilami. La plus belle invention du monde, la créature suprême, le marsupilami !
Mes voyages, mes colonies, mes expéditions lointaines, mon
Afrique, mon Orient, mon monde du silence, mon Amazonie, c’était vous. Chassant les taons du soir (on a les mouches tsé-tsé qu’on peut…) d’un revers de main. Sur une couverture au soleil, tapis volant amarré sur la rive d’une rivière épuisée à la source et vibrante d’été.
Je rêvais d’un château qui fut un jour à la ressemblance de celui de Monsieur le Comte, d’un parc comme le sien, avec mur d’enceinte de pierres et de lierre torturé dans sa maçonnerie par les siècles, juste ce qu’il faut. De champignons géants. De Métomol extrait du bolet Satan, à liquéfier les statues et terrasser les dictateurs. De pilules caméléons. De x1, x2, x4. De marsupilami…
Je rêvais de balades sans fin, à jamais. Et sans doute déjà d’histoires à raconter, à mon tour… Comme un virus champignacien attrapé à l’insu de tous. Même de vous.
Dans le sillage incertain d’un allumé parfait jouant du gaffophone, sans emploi de génie, anarchiste et poète de tous les délires… C’est drôle, Monsieur.
Si la rivière est toujours là, elle a changé de tête, elle en tire une mauvaise, ils ont tout fait pour. Le bosquet je l’ai dit a été rasé, défoncé. La vieille usine aussi, remplacée par l’horreur métallique d’une espèce de blockhaus. Dans le pré de toutes les savanes, ils ont construit une autre chose kaki, ils appellent ça une zone industrielle, puisqu’il faut désormais que chaque village en possède une pour être dans le coup. On dit qu’une nouvelle route-déversoir va passer par ici, et trancher dans le vif, on dit que c’est nécessaire, un député sénateur particulièrement député et plus particulièrement sénateur encore tient à ce sujet des discours que ne renierait pas le maire de Champignac – mais ça ne me fait pas rire.
C’est drôle, Monsieur, j’ai comme des idées noires qui s’ébouriffent. C’est drôle, les odeurs de foins coupés se font désirer, j’ai l’impression que les orages grondent et claquent plus souvent, qu’ils nous viennent de plus loin, exportés eux aussi, vulgaires produits de consommation courante, désormais. C’est drôle.
J’attends quelqu’un. Chaque été, il revient.
Que toutes les villes du monde ne lui aient dressé la statue qu’il mérite, plutôt qu’à des généraux arrogants et plutôt que des monuments aux mots éhontés, ne le dérange pas, il s’en fout.
Je vous attends, monsieur Franquin.
Je sais, vous êtes en voyage, loin, au-delà des orages. Mais je vous attends. C’est juste une affaire de décalage horaire. C’est l’été, c’est l’heure. J’irai au bord de la rivière. Toutes les rivières viennent des orages, même des plus lointains. Vous êtes ici chez vous.
J’attends quelqu’un qui viendra bientôt.
Comme chaque été, depuis longtemps. Une guêpe passe. Le chat couché dans le soleil la regarde en clignant des yeux.
Vous aimiez bien les chats, je crois. Vous aimiez bien les
senteurs de vase sur les rivières de l’été, j’en suis sûr.
Je suis là, avec le chat. Et quelque part le marsupilami. Et la mouette rieuse. Vous êtes ici chez vous, eviv bulgroz !
atsaH erpmeis, ogima !
Pierre Pelot...
Merci monsieur Pelot, j'ai moi aussi rêvé pas mal de ces choses...